Organisée par Alice Carabedian, Manuel Cervera-Marzal, Anders Fjeld, Etienne Tassin
De la fin de l’histoire (Fukuyama) à celle des idéologies (Daniel Bell) en passant par le fameux " There is no alternative " de Margaret Thatcher, le monde contemporain semble se refermer sur lui-même, réduire les possibles au réel et rabattre l’avenir sur la répétition d’un présent unidimensionnel. Toute idée d’altérité se trouve congédiée. Et la longue succession de réformes néolibérales n’y change rien puisqu’il s’agit d’un mode de domination qui, comme l’a relevé Luc Boltanski, consiste à changer pour mieux conserver (le " conservatisme progressiste ", qui a pris la relève du " conservatisme déclaré " d’autrefois). Dans ce contexte, les utopies sont aux mieux inutiles puisqu’impossibles, au pire dangereuses car porteuses de germes totalitaires. Mais lorsqu’il proclame la " mort des utopies ", l’anti-utopisme contemporain ne prend-il pas ses désirs pour la réalité ? Car qui accepte de prendre un minimum de distance à l’égard de l’ordre existant n’est-il pas amené à percevoir la présence de brèches utopiques qui fragilisent le bloc faussement inébranlable du capitalisme mondialisé ? Mais quels sont alors les " foyers de persistance " de l’utopie (Abensour) et comment celle-ci se manifeste-t-elle aujourd’hui ?
Laissons de côté le diagnostique.
L’utopie n’est pas une forme d’ignorance rêveuse qui aurait besoin de ces médecins capables de distinguer la réalité de l’imaginaire et séparer la pesanteur matérielle du monde de la légèreté démocratique des mots. Nous ne nous intéresserons pas à cette conception tragique et ædipienne de l’utopie comme le bon lieu rêvé et irréalisable se retournant forcement en violence ou en cauchemar totalitaire. L’utopie est traversée de tensions, de brèches, de dimensions non-totalisables qui ne prennent vie qu’à travers des expérimentations, des ouvertures fragiles, des modes d’inventivité créant de nouveaux possibles - souvent dans des situations épuisées, mornes, contextes de fatigue et de conservatisme. Elle agence des confusions créatives ou hétérogenèses entre des ailleurs, des futurs, des lointains, des passés, et des " ici et maintenant " : des " ici et maintenant " devenant ainsi étalés, tordus et écartés en tant qu’espace-temps multidimensionnels. C’est que l’utopie fait toujours jouer des excès. Elle se configure à travers des expérimentations littéraires, architecturales, sociales, industrielles, cartographiques, corporelles et politiques. Elle s’insère dans des situations et paysages sociaux et politiques pour agencer des " ici et maintenant " qui ne se laisseront pas réduire aux coordonnés et codifications de l’ordre social, entamant des pratiques qui brisent, fracturent, reconfigurent, projettent, reterritorialisent, construisant des " paysages du possible " dissensuels et inventifs.
" Du possible, sinon j’étouffe ". Quelles communautés peuvent se construire dans ces brèches, dans ces horizons ? Quels sont les dispositifs critiques - théoriques et pratiques, collectifs et individuels - de ces " mondes autres " ? Comment se configurent des temporalités et des spatialités excédant et travaillant nos registres consensuels, nos territoires existentiels quotidiens, nos captures sociales ? Comment penser la force de l’utopie, non pas comme une simple soif de l’impossible ou comme une simple ouverture inconditionnelle en face de l’étatique ou du totalitaire ou comme un " messianisme sans messianisme ", mais comme configurations de pratiques individuelles et collectives, constructions de dispositifs critiques, expérimentations corporelles, agencement de communautés polémiques, réinvestissements industriels et économiques, imaginaires cartographiques et littéraires, comme autant de de- et reterritorialisations configurant des " ici et maintenant " étalés sur les futurs, les passés, les ailleurs, sur autant de lieux et de non-lieux qui soient nécessaires pour ouvrir ces possibles dissensuels, inventifs, et peut-être émancipateurs ?
Cette journée d’études se veut un espace de reconceptualisation de l’utopie comme ouverture aux possibles et recherche d’émancipation. Le réinvestissement de cette notion d’utopie se trouve au carrefour de la philosophie politique et de la littérature, toutes deux tentant de dégager des sens inédits de l’utopie. La science-fiction tout comme les utopies " classiques " nous apparaissent être des domaines d’exploration et d’expérimentation riches pour étudier et extrapoler des problématiques propres à notre époque, et ainsi figurer une nouvelle approche du politique. Nous souhaitons faire dialoguer ses différentes approches - littéraires, philosophiques... - pour éclairer ces " lieux du non-lieux " sous un jour nouveau, pour continuer de tracer les lignes de fuite d’une forme de pensée qu’il nous semble nécessaire de réinvestir aujourd’hui.
Programme
8h30-9h
Accueil et présentation
9h-10h15
Michèle Riot-Sarcey : L’actualité de l’utopie
10h30-13h
Patrice Vermeren : L’énigme du XIX siècle
Bruno Meziane : Ligne de fuite : un concept mal choisi pour plaire ?
Etienne Tassin : Le rêve, le désir et le réel, Marx ou Cabet
13h-14h30 Pause
14h30-17h00
Ruth Kinna : Practising (for) utopia
Yannick Rumpala : Penser les espérances écologiques avec la science-fiction
Patrick Cingolani : La proclamation de la commune : retour sur Henri Lefebvre